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Pergélisol : apprendre à construire sur des sables mouvants

26 octobre 2021 - Source : BLOGUE

 


Dans le Grand Nord, la fonte du pergélisol chamboule l’existence de milliers de communautés. (Photo : Wojtek Gajek, Institute of Geophysics, Polish Academy of Sciences)


À l’heure où on cherche à freiner les émissions de carbone, les habitants du Grand Nord apprennent plutôt à s’adapter aux conséquences des changements climatiques, et en particulier à la fonte du pergélisol. Comment construire des infrastructures sur des sols qui n’offrent plus le même support qu’auparavant? Grâce à une technologie de prise de mesure non invasive et surtout à une méthode d’interprétation, Pre Pooneh Maghoul croit détenir la solution.

Jadis, on ne se posait pas trop de questions lorsque venait le temps de construire une habitation, une route ou toute autre installation dans le Grand Nord. Qu’elle soit assise sur du roc ou sur du sol gelé en permanence, la structure n’allait pas trop bouger.

La fonte accélérée du pergélisol est toutefois en train de changer la donne.

Au cours des dernières années, les exemples de catastrophes liées à la fonte du sol dans le Grand Nord se sont multipliés. Les bris de conduites et de réservoirs d’hydrocarbures se sont ajoutés aux nombreux glissements de terrain, de la Sibérie aux Territoires du Nord-Ouest, en passant par l’Alaska. On suspecte aussi la fonte du pergélisol d’être derrière des problèmes de contamination de réservoirs d’eau potable à Iqaluit au Nunavut, tout au nord du Québec. Tout ça, sans tenir compte de l’impact dramatique du relâchement du méthane emprisonné depuis des siècles dans ce type de sol.

S’il est déjà trop tard pour empêcher le phénomène, on peut toutefois aider les communautés du Grand Nord à s’adapter au changement par des mesures de mitigation. C’est ce à quoi s’applique Pre Pooneh Maghoul, professeure agrégée au Département des génies civil, géologique et des mines à Polytechnique Montréal.

Comme un Gruyère

Pre Pooneh Maghoul (Photo : Polytechnique Montréal)

Spécialiste du génie géotechnique, c’est-à-dire de l’étude des sols avant qu’on y aménage une structure, Pre Maghoul a aussi développé au fil des années une expertise en matériaux poreux. « Ça va du fromage emmental et du gruyère au placenta, en passant par les différents types de sols », lance-t-elle à la blague.

Vous vous en doutez : le pergélisol fait partie du lot. Situé sous la couche active de sol qui permet aux plantes de s’enraciner, ce sol autrefois gelé en permanence devient comme du fondant au chocolat, ou même des sables mouvants pourrait-on dire, laissant place à des accumulations d’eau et de gaz entre des strates de matière organique. Un ensemble qui fragilise considérablement la portée du sol, selon elle. « Ça devient comme de la sloche. »

Comment construire sur ces sols devenus instables? Comment s’assurer de la sécurité des installations qui s’y trouvent déjà? Pre Maghoul croit avoir identifié un bon filon.

« À l’heure actuelle, il n’y a pas de façon de déterminer avec certitude ce qui adviendra d’un site où le sol est en voie d’être décongelé en profondeur », confie-t-elle. Une des techniques les plus couramment utilisées nécessite la collecte d’échantillons de sol par carottage, puis l’analyse de ceux-ci dans un laboratoire équipé qui est souvent situé à des centaines de kilomètres de distance. « On ne peut pas envisager de transporter les échantillons de cette façon sans entraîner des coûts énormes », ajoute l’ingénieure de formation.

Son doctorant Hongwei Liu et elle travaillent toutefois sur une solution, une approche non invasive qui prend assise sur un logiciel spécialisé.
 

Coup d'oeil sur... L'Analyse d'ondes sismiques

Pre Maghoul et son doctorant ont testé leur méthode à partir des données obtenues par un groupe de recherche polonais de la National Science Centre lors d’une expédition dans l’archipel Svalbard appartenant à la Norvège. (Photo : Wojtek Gajek, Institute of Geophysics, Polish Academy of Sciences)

Le groupe de scientifiques base son approche sur des relevés sismiques enregistrés par des capteurs répartis à différents endroits à la surface d’une zone étudiée. En martelant le sol, puis en mesurant la vitesse de propagation des ondes sismiques - les ondes dites de Rayleigh - son groupe est en mesure d’évaluer la nature du sol en différents endroits et à différentes profondeurs.

Cette prouesse est rendue possible grâce à un algorithme développé par Pre Maghoul qui se trouve au cœur d’un logiciel d’analyse des ondes sismiques, un outil baptisé GeoNDT. Celui-ci décortique les données de façon à obtenir une représentation en trois dimensions de la structure du sol et de ses propriétés physiques et mécaniques, en plus de déterminer ses zones de faiblesse.

« Avec cette stratégie, on peut par exemple déterminer où sont les poches d’eau ou de gaz », explique-t-elle. « On n’a plus besoin d’avoir recours à des outils de carottage. »

Les résultats de ces travaux ont été rassemblés dans une publication scientifique présentement en révision dans le journal The Cryosphere. L’approche fait aussi l’objet d’un brevet.

À terme, pareille technologie pourrait être couplée à une autre application développée par Pre Maghoul et ses collaborateurs qui elle, simule l’évolution d’un sol au fil des années. « On peut prédire l’état qu’aura un terrain dans 10, 50 ou 100 ans en simulant les différentes prédictions du GIEC », affirme-t-elle.

En répartissant des capteurs à un emplacement qu’on souhaite garder à l’œil, comme une infrastructure critique par exemple, son groupe sera en mesure de créer un jumeau numérique, explique-t-elle. « Le simulateur utilisera les données de vibration pour prédire à long terme qu’elle sera la déformation du sol. »


Objectif Lune

L’expertise du Pre Maghoul sera mise à contribution pour évaluer quel serait le meilleur site à sélectionner pour assembler une base dans un cratère du pôle Sud de la Lune. (Photo: NASA Goddard PhotoCC BY 2.0)

Pareille stratégie sera mise à profit au cours des prochaines années dans un projet qui amène l’équipe de Polytechnique… sur la Lune.

La NASA compte reprendre ses missions habitées en direction du satellite de la Terre d’ici 2024 dans le cadre du programme spatial Artemis. Son objectif : assembler une base permanente sur l’astre sélène.

Pour l’instant, les grands bonzes de la NASA ciblent le pôle Sud lunaire pour y établir des humains. La raison? Il faudra compter au maximum sur les ressources qu’on trouve là-bas pour s’y établir, plutôt que de les acheminer par un pipeline de fusées, et la présence d’eau s’avère, on le devine, capitale. Selon les résultats de relevés satellitaires, les chances sont bonnes pour que de l’eau gelée soit emprisonnée au fond de certains cratères du pôle Sud, des sites qui échappent en tout temps aux rayons du Soleil. La suite de cette histoire dans la prochaine édition du magazine POLY!

En savoir plus

Fiche d’expertise de Pooneh Maghoul
L’article en révision de Pre Maghoul et ses collaborateurs
Les données en accès libre utilisées pour cette article
Site web du Département des génies civil, géologique et des mines

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