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Du Grand Nord canadien au pôle Sud lunaire

Grand dossier

Par Catherine Florès
29 octobre 2021 - Source : Magazine Poly  | VersionPDFdisponible (Automne 2021)
29 octobre 2021 - Source : Magazine Poly
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On peut être une spécialiste de la géotechnique, discipline des plus « terre à terre » – au sens propre comme au figuré! –, souligne Pooneh Maghoul, et se passionner pour l’exploration spatiale. Cette professeure au Département des génies civil, géologique et des mines est fascinée par le projet d’installation sur la Lune d’une base habitable servant de rampe de lancement vers d’autres planètes, comme l’envisagent les agences spatiales. À un point tel qu’elle a récemment décidé d’y mettre à contribution ses expertises en caractérisation des milieux poreux complexes et en analyse des performances des systèmes souterrains soumis à des conditions extrêmes.
 

Professeure Pooneh Maghoul
(Photo : Thierry du Bois)


Rêver du projet Artemis

« Je fais partie d’une génération qui n’a pas connu la période des années 60-70 et l’enthousiasme soulevé par les missions Apollo, mais j’ai beaucoup lu sur le sujet. En 2019, j’ai regardé un documentaire sur le projet Artemis, un ambitieux programme de la NASA visant le retour d’humains sur la Lune d’ici 2024, en vue de les envoyer explorer Mars vers 2030 », rapporte la Pre Pooneh Maghoul. « C’est le pôle Sud lunaire qui accueillerait cette base, car les images satellites y ont révélé la présence potentielle d’eau gelée. Le documentaire expliquait les enjeux liés à la nécessité d’employer les ressources disponibles localement pour construire une station habitable. La connaissance du comportement du sol lunaire et la détermination de la quantité d’eau disponible, notamment, faisaient partie de ces enjeux. J’ai immédiatement fait le parallèle avec mes propres recherches sur le comportement du pergélisol dans le contexte des changements climatiques. »

D’après les observations de la sonde LRO (Lunar Reconnaissance Orbiter) lancée par la NASA en 2009, le pôle Sud de la Lune serait en effet couvert de vastes zones glacées ressemblant au pergélisol terrestre. Il est possible que de la glace se cache sous leur surface, en plus d’autres éléments exploitables. De plus, les images satellites montrent que des cratères formés par des impacts de météorites pourraient retenir de l’eau gelée. Cette ressource potentielle en eau serait capitale pour le projet d’une base lunaire, pour répondre directement aux besoins humains, mais aussi pour être utilisée dans la production locale de divers matériaux ou composés chimiques.

« Le développement d’une base lunaire ne pourra se faire que par l’exploitation des ressources in situ », souligne la Pre Maghoul. « D’énormes contraintes pèsent en effet sur l’importation de matériaux et de systèmes provenant de la Terre. Non seulement techniques, à cause des limites de poids et de dimensions imposées aux objets embarqués à bord d’une navette, mais également financières. Songez que le coût avoisine 800 000 $ par kilo de matériel! Les astronautes en mission sur la Lune devront être capables de construire le maximum d’éléments de leur base et de leurs outils à partir des éléments qu’ils trouveront sur le sol lunaire. En revanche, il leur faudra apporter sur la Lune les concepts de génie civil développés sur terre, comme les Sapiens ont apporté avec eux les connaissances qu’ils avaient acquises sur leur territoire d’origine lorsqu’ils sont partis à la découverte de nouveaux territoires. »

Similarités entre pergélisol et sol lunaire

La Pre Maghoul souhaite contribuer à l’avancement des connaissances de la nature du sol lunaire grâce à son expertise du pergélisol. Ce sol des régions nordiques, que l’on a connu jusqu’ici perpétuellement gelé, forme la sous-couche de près de la moitié du sol canadien. Il subit maintenant des périodes de dégel de plus en plus intenses et fréquentes. Par exemple, les régions du littoral arctique canadien se sont réchauffées au moins deux fois plus rapidement que la moyenne du réchauffement mondial au cours des cinq dernières décennies. Sans compter la libération de gaz à effet de serre et autres composés chimiques, la déstabilisation du régime thermique de ce sol hétérogène provoque d’importants glissements de terrain, de grandes pertes des capacités structurales et fonctionnelles des infrastructures nordiques, exposant à de grands risques les communautés et le développement des régions nordiques.

« Le pergélisol contient une grande proportion d’eau gelée. Sous l’effet des épisodes rapprochés de dégel et de gel, il devient instable. Pour surveiller sa déformation, j’utilise des réseaux de capteurs qui permettent de détecter les vibrations du sol des régions nordiques. La physique du terrain définit les caractéristiques des signaux. En utilisant les méthodes avancées non invasives que mon groupe de recherche a inventées, on traite ces signaux pour caractériser les propriétés physiques et mécaniques du pergélisol et déterminer la distribution spatiale de l’eau gelée et de l’eau non gelée », explique la Pre Maghoul.

Celle-ci s’est rapprochée de chercheurs détenant des expertises complémentaires aux siennes. Elle a ainsi formé une équipe avec un expert en systèmes mécatroniques, le Pr Behraad Bahreyni de l’Université Simon Fraser, le professeur Philip Ferguson, directeur de la Chaire de recherche industrielle CRSNG-Magellan Aerospace en génie des satellites à l’Université du Manitoba, la Pre Yajing Liu de l’Université McGill, qui étudie la sismicité lunaire, ainsi que le Pr Glyn Williams-Jones, expert en volcanologie. « L’objectif est de concevoir des capteurs de taille nanométrique qui pourront être apportés sur la Lune, afin de surveiller les vibrations lunaires. Ma contribution sera de détecter la présence éventuelle de poches de glace, comme je le fais pour le sol nordique », indique la chercheuse.

À l’abri dans les tunnels lunaires?

Privée de l’effet régulateur d’une atmosphère, la surface lunaire connaît des conditions extrêmes. Sa température peut atteindre environ 200 °C le jour et -200 °C la nuit, voire jusqu’à -230 °C dans certains cratères. Elle subit également un niveau de rayonnements environ 200 fois supérieur à celui mesuré sur le sol terrestre. De telles conditions, nocives pour les humains, perturberaient aussi les équipements électroniques.Une des solutions envisagées par les responsables de programmes d’exploration spatiale serait d’abriter les astronautes et leurs équipements à l’intérieur des galeries formées par des coulées de lave lunaires.

Cette voie de recherche constitue l’autre volet du projet de Pooneh Maghoul. Celle-ci collabore avec le volcanologue Glyn Williams-Jones, pour déterminer les dimensions de ces tunnels de lave lunaires. 

« Les tunnels de lave sont des cavités engendrées par les coulées de lave volcanique », précise Mme Maghoul. « En se refroidissant en surface, la lave forme une croûte solide mais reste liquide dessous et continue à s'écouler. Au final, il se forme donc une sorte de tube vide, un tunnel. » On suppose que de tels tunnels existent sur la Lune, vestiges d’un temps où celle-ci connaissait une activité volcanique. Des informations fournies par l’engin spatial japonais Kaguya en 2009 tendent à le confirmer. « Il manque encore beaucoup d’informations, comme leurs dimensions et leur profondeur sous le sol, pour savoir si des humains pourraient s’y établir », mentionne Mme Maghoul. 

Par le croisement de données obtenues par les capteurs de vibrations du sol et étudiées par la Pre Maghoul et des données gravimétriques recueillies par son collègue volcanologue grâce au même réseau de capteurs, les deux chercheurs espèrent être en mesure de déterminer les dimensions de ces tunnels au pôle sud lunaire.

Un saut dans l’inconnu pour le progrès de toute l’humanité

Le projet de la Pre Maghoul et de ses collègues des différentes universités a été retenu par un comité de sélection de l’Agence spatiale canadienne. C’est une grande fierté pour la jeune professeure, qui devient la première femme géotechnicienne canadienne à contribuer à un important projet de caractérisation du sol lunaire. 

« La pratique du génie civil est basée essentiellement sur les connaissances de l’environnement terrestre que la civilisation a acquises au fil des siècles. Or, à propos de la Lune, nous serons confrontés à beaucoup d’incertitudes dans nos analyses », reconnaît celle-ci, qui a très hâte que des capteurs soient installés sur la Lune, ce qu’elle espère d’ici la fin de la décennie. 

« Je crois beaucoup aux retombées bilatérales de ce projet. Les connaissances acquises, ainsi que le développement de méthodes éprouvées pour l’étude des milieux extrêmes et instables, pourraient aider à résoudre des problèmes dans les régions nordiques et s’avérer bénéfiques au développement et au bien-être des communautés qui y vivent », poursuit-elle. 

Elle considère aussi l’impact favorable des programmes spatiaux sur l’économie du Canada, qui compte beaucoup de PME canadiennes actives en aérospatiale.

« De plus, les découvertes spatiales ont un effet prodigieux en termes de communication. Elles encouragent les jeunes générations à s’intéresser aux sciences et sensibilisent le public à l’influence de la recherche scientifique sur les progrès de la société. Pour moi qui m’implique pour que les femmes viennent étudier dans mon domaine, c’est une motivation supplémentaire.

« Sur une plus longue perspective, pouvoir exploiter les ressources extraterrestres peut changer la donne dans la lutte aux changements climatiques. Si on trouve sur d’autres planètes des minéraux et d’autres matériaux qui sont rares sur Terre et utilisables dans divers procédés de génération d’énergies propres, cela pourrait changer l’avenir de l’humanité. »

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