
Le Magazine de Polytechnique Montréal
Être responsable

(Photo : Avril Franco)
« Le temps ne fait rien à l’affaire » - Georges Brassens
« Prends tes responsabilités! »
« Je ne suis pas responsable de ça. »
« Il faut les responsabiliser un "ti-peu"… »
Combien de fois avez-vous entendu ces expressions souvent prononcées avec une pointe de colère et suivies d’un long soupir? Mais qu’est-ce que la responsabilité? Que signifient prendre ses responsabilités et être responsable? Peut-on responsabiliser les personnes?
La responsabilité, fil conducteur de nos actions personnelles et professionnelles, se révèle un concept complexe dépassant la simple notion déontologique ou juridique. Je la considère comme l’un des piliers – avec le courage et la confiance – sur lesquels repose l’intégrité.
Hannah Arendt propose une définition d’ordre éthique pertinente. Selon elle, la responsabilité émerge de notre capacité à réfléchir sur soi, mais dans la perspective de l’autre : « La question n’est jamais de savoir si un individu est bon, mais si sa conduite est bonne pour le monde dans lequel il vit. C’est le monde et non le soi qui est au centre de l’intérêt. »
Par-delà notre impact, Arendt préconise une réflexion incessante sur les règles morales, les valeurs et les normes qui influencent nos actions, puisqu’elles « peuvent changer en une nuit » afin de porter atteinte au bien commun. Arendt, philosophe juive allemande, a théorisé sur la banalité du mal, mettant en lumière les dangers d’une application de règles bancales à l’occasion du procès d'Adolf Eichmann, nazi responsable de la logistique de la Shoah. « En protégeant les gens contre les périls de l’examen, cela leur enseigne à tenir à tout ce que les règles de conduite admises prescrivent à une époque donnée dans une société donnée. […] En d’autres termes, ils se sont faits à ne jamais se faire d’avis », souligne-t-elle. Ainsi, être responsable consiste à exercer son esprit critique, douter et se questionner sur ce qui oriente notre conduite.
Peut-on alors « être responsable » en cas d’inaction ou d’un acte commis sous la menace? Vaste sujet! Les juristes estiment que tout dépend des circonstances et de l’intention (la fameuse mens rea); les éthiciens, des conditions et conditionnements de l’action puis de la volition. Pensons aux cas de « non-responsabilité criminelle pour cause de troubles mentaux » ou de clémence envers des actes de légitime défense dans un contexte de violence conjugale.
Enfin, peut-on attribuer les malheurs aux personnes ou les en rendre responsables? Selon l'éthicien Guy Bourgeault, imputer la responsabilité à des circonstances incontrôlables n'a pas de sens. Par exemple, la santé dépend largement de déterminants sociaux tels que l'économie, le social et le politique, sur lesquels la personne a peu d'influence, comme les écarts de 10 ans dans l'espérance de vie entre quartiers défavorisés et quartiers aisés de Montréal.
À quiconque s’exclamerait « Ils ont juste à se responsabiliser… », nous pourrions répondre : « Ne subissent-ils pas les contrecoups de notre propre conduite collective, de notre propre irresponsabilité individuelle envers le collectif? ». Bourgeault parle d’une « responsabilisation déresponsabilisante », bel oxymore. Situation pertinemment évoquée par les Colocs : « Y a l'Armée du Salut, pourquoi tu vis dans rue? / Ben passe-moé la puck pis j’vas en compter des buts! »
Bref, être responsable requiert non seulement des ressources et compétences, mais surtout la volonté de réfléchir à l'impact de nos actions, discours, décisions, ainsi qu'à l'influence des règles et valeurs, sur autrui.
Références
ARENDT, H. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal. Saint-Amand : Folio histoire – Gallimard, 2002.
ARENDT, H. Responsabilité et jugement. Payot, (2005).
BOURGEAULT, G. Et si toutes ces règles incitaient à la fraude... Éthique publique, 2(2) (2000), doi:https://doi.org/10.4000/ethiquepublique.2660.
BOURGEAULT, G. Éthiques : Dit et non-dit, contredit, interdit. Presses de l'Université du Québec, (2004).
BRASSENS, G. Le temps ne fait rien à l'affaire, (1961). [Enregistré par G. Brassens]
FORTIN, A. Passe-Moé La Puck, (1993). [Enregistré par Les Colocs]