
Le Magazine de Polytechnique Montréal
Durabilité des chaînes d’approvisionnement : sortir de la zone de confort
Grand dossier Chaînes d'approvisionnement : des hics et des solutions

Pre Samira Keivanpour, du Département de mathématiques et de génie industriel.
Si le contexte mondial actuel met crûment en lumière la nécessité de renforcer la résilience et la cybersécurité des chaînes d’approvisionnement, un autre impératif est d’en renforcer aussi la durabilité. Rappelons que la chaîne d’approvisionnement est à elle seule responsable de 92 % des émissions totales d'une organisation (source : CDP 2020 Global Supply Chain Report-EPA). Mais la complexité des réseaux d’intervenants au sein d’une chaîne rend difficile la gestion de leur durabilité. Une nouvelle approche, sur laquelle travaille la Pre Samira Keivanpour, du Département de mathématiques et de génie industriel, pourrait cependant aider à changer la donne.
LA DURABILITÉ, BIEN PLUS QU’UN TERME À LA MODE
« Aujourd’hui, la durabilité n’est plus seulement un terme à la mode, mais un enjeu pris très au sérieux par les entreprises, qui souhaitent l’intégrer aux niveaux stratégique et opérationnel de leurs chaînes d’approvisionnement », constate la Pre Samira Keivanpour, spécialiste en solutions durables pour les chaînes d'approvisionnement et la logistique. « La raison en est, d’une part, la pression exercée par l’État qui émet des règles et des règlements, et, d’autre part, par les citoyens, qui deviennent de plus en plus soucieux de la responsabilité environnementale et sociale des manufacturiers, ce qui influence leurs décisions d’achat. »
Ainsi, les entreprises réussissant à diminuer leur empreinte carbone, leur production de déchets et l’utilisation de l’énergie dans leurs chaînes d’approvisionnement en tirent des bénéfices en termes de réputation et de rétention de leur clientèle. Par ailleurs, la durabilité peut également devenir source d’avantages concurrentiels, sa recherche favorisant l’émergence de nouveaux produits ou de modèles d’affaires porteurs de gains économiques et de nouveaux marchés.
QUI DIT GÉRER, DIT MESURER. MAIS COMMENT?
« Une fois qu’on a établi que la durabilité est un levier de performance, il reste la difficulté de la gérer, et notamment de la mesurer, dans le contexte décisionnel distribué des chaînes d’approvisionnement, induit par l’implication de nombreuses parties prenantes », fait valoir Samira Keivanpour. À cet égard, celle-ci souligne que si, durant la pandémie, la résilience semblait être devenue le critère-phare de la performance des chaînes d’approvisionnement, un autre critère gagne en importance dans l’environnement industriel que nous connaissons aujourd’hui : la viabilité. Ce concept a été introduit dans le contexte de la chaîne d'approvisionnement après Covid-19 par le Pr Dmitry Ivanov, de la Berlin School of Economics and Law. La résilience est la capacité de l’entreprise à répondre à la demande de ses clients, à atteindre la performance cible et à continuer ses opérations dans un environnement devenu momentanément vulnérable. La viabilité, quant à elle, représente la capacité de l’entreprise à s’adapter pour assurer le service quand la perturbation et la détérioration des performances et des structures (réseaux et logistique) des chaînes d’approvisionnement s’imposent comme la nouvelle réalité.(1)
La Pre Keivanpour ajoute qu’obtenir une bonne visibilité en temps réel de sa chaîne permet à l’entreprise de mieux comprendre ses enjeux et de s’adapter. « Les entreprises en ont maintenant la capacité grâce à la traçabilité et au traitement de l’information en temps réel apportés par l’industrie 4.0. La détection immédiate des problèmes survenant dans la chaîne d’approvisionnement est devenue possible. »
Les projets de la Pre Keivanpour tentent de répondre à cette question : quel cadre de mesure de la performance intégrant les notions de durabilité et de viabilité, ainsi que l’usage de nouvelles technologies peut-on proposer, afin de répondre aux exigences de nouveaux modèles d’affaires, de nouveaux modèles de marché, de nouveaux règlements, quand la perturbation devient la norme? « Il faut sortir la notion de gestion de la durabilité de sa zone de confort. Les mesures traditionnelles de performance de la chaîne ne fonctionnent pas avec les compétences que l’entreprise tente de maîtriser dans sa nouvelle réalité. »
VERS UN MODÈLE QUANTITATIF
L’équipe de la Pre Keivanpour développe des environnements de simulation afin d’évaluer à quel point l’utilisation de technologies permet d’améliorer les pratiques économiques et environnementales, voire sociales, des chaînes d’approvisionnement. Elle s’en sert aussi pour étudier la relation entre la durabilité et la viabilité de ces chaînes. « Nos modèles permettent de visualiser le rôle de chaque indicateur et de mesurer les relations entre indicateurs et leurs impacts sur la durabilité. Ultimement, nous souhaitons pouvoir développer un modèle quantitatif pouvant servir comme cadre de mesure complet », mentionne-t-elle.
La Pre Keivanpour propose une nouvelle approche de tableau de bord équilibré (Balanced Scorecard ou BSC). « Le tableau de bord équilibré est un outil qui sert à mesurer la durabilité des chaînes, traditionnellement à partir de quatre éléments relevant du volet économique : indicateurs financiers, indicateurs liés aux processus internes, capacité organisationnelle d’apprentissage et de croissance, amélioration continue. Notre approche intègre en plus la notion de durabilité, donc les aspects environnementaux et sociaux. »
Ce nouveau tableau de bord permet notamment d’étudier la durabilité de nouvelles technologies, c’est-à-dire de voir comment leur adoption améliore la durabilité des systèmes d’un fournisseur de services logistiques, en tenant compte des aspects tels que l’entreposage, la main-d’oeuvre, le traitement des commandes, etc.
NOUVELLES PERSPECTIVES
« Le concept de société 5.0, qui insère les innovations technologiques, dont l’IA et la robotisation, dans tous les aspects de la société, oblige à recadrer deux types de relations : celle existant entre la science et la technologie, et celle entre les individus et la société, relation dorénavant médiée par la technologie. Il nous faut étudier comment, dans ce nouveau contexte, l’intégration de structures centrées sur l’humain peut améliorer la performance de chaînes d’approvisionnement, ainsi que leur sécurité, et aider à l’atteinte des objectifs de développement durable, incluant le bien-être et la sécurité des travailleurs », prévoit la Pre Keivanpour.
Elle relève que l’approvisionnement alimentaire en crise appelle lui aussi l’analyse des données en temps réel dans le but de prédire les points chauds, c’est-à-dire les sources de perturbation dans la chaîne, grâce à l’apprentissage automatique, et ainsi de pouvoir mitiger les risques. Son équipe a donc de nombreux projets en perspective!
1 - Ruel, S., El Baz, J., Ivanov, D., & Das, A. (2021). Supply chain viability: conceptualization, measurement, and nomological validation, Annals of Operations Research.