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En «pliant» une goutte d’eau, des chercheurs de Polytechnique et d'IBM résolvent un problème freinant le développement de systèmes de diagnostic portatifs
Quiconque s’est un jour attardé à contempler la pluie tomber sur une fenêtre a pu observer la fusion subite qui se produit lorsque deux gouttes d’eau entrent en contact l’une avec l’autre. Mais qui aurait pu imaginer que la physique en œuvre dans ce phénomène recélait une solution pour faciliter le développement de laboratoires miniaturisés d’analyses biologiques personnalisées? C’est une équipe internationale de chercheurs du laboratoire de microfluidique pour l’oncologie de Polytechnique Montréal et d’IBM Research – Zurich qui a fait cette découverte étonnante, dont les résultats viennent d’être publiés dans Nature.
Concentrer un laboratoire d’analyse sur une puce : un défi de longue date
Depuis une vingtaine d’années, la recherche mondiale dans le domaine des laboratoires sur puces promet le développement d’outils portatifs ne nécessitant qu’un échantillon de fluide corporel (sang, salive, urine, etc.) pour diagnostiquer des maladies ou mesurer des données biologiques. De tels systèmes miniatures sont aujourd’hui disponibles pour des mesures simples réalisées avec peu de réactifs, par exemple les lecteurs de glycémie ou les tests de grossesse. Cependant, la promesse tarde à se concrétiser lorsqu’il s’agit de réaliser des analyses plus complexes, qui demandent de mettre en contact un même échantillon avec une série de réactifs, en quantité et dans un ordre bien précis.
Une des approches les plus prometteuses pour intégrer plusieurs réactifs dans un test consiste à déposer dans un microsystème des gouttelettes de quelques milliardièmes de millilitre grâce une technique analogue à celle de l’impression par jet d’encre, avant de le refermer. Au contact de l’air, ces infimes quantités de liquide s’évaporent instantanément et laissent une séquence de réactifs séchés bien précise qui pourra être réhydratée par le passage de l’échantillon de fluide au moment du test. Toutefois, une difficulté de taille subsiste : le mouvement du liquide sur les réactifs séchés les disperse et les étale dans les microsystèmes, ce qui brouille complètement le signal et empêche la réalisation d’étapes diagnostiques délicates impliquant des mesures biochimiques précises.
Une solution révélée par un phénomène jamais étudié jusqu’alors
Pour résoudre le problème de dispersion, les chercheurs Onur Gökçe, Yuksel Temiz et Emmanuel Delamarche, d’IBM Research - Zurich, ont eu l’idée d’étirer comme un ruban une goutte d’eau dans un microcanal de la taille d’un cheveu, puis de forcer ce ruban liquide à se replier sur lui-même. Ce faisant, l’échantillon d’eau se referme à la manière des deux parties d’une fermeture éclair. « Ce processus très intriguant permet de réduire au maximum la vitesse d’écoulement du liquide localement où les réactifs séchés se trouvent, au point que lorsque les réactifs sont solubilisés, ils ne sont plus dispersés », explique Emmanuel Delamarche, directeur du groupe de diagnostic de précision d’IBM Research - Zurich.
Si les résultats observés se sont révélés probants, il restait toutefois à comprendre précisément le phénomène de physique des fluides à l’œuvre, qui n’avait jusqu’alors jamais fait l’objet d’une étude, et à le contrôler afin de pouvoir l’exploiter dans un procédé fiable. C’est le Pr Thomas Gervais, directeur du laboratoire de microfluidique pour l’oncologie de Polytechnique Montréal, qui s’est attaqué à cet aspect du projet.
De l’expérimentation à la modélisation
L’étude du phénomène a permis aux chercheurs de conclure que celui-ci était apparenté au phénomène de coalescence. Ce phénomène se manifeste, par exemple, par la fusion spontanée de deux gouttes d’un même liquide entrant en contact l’une avec l’autre. L’origine physique de la coalescence est l’affinité forte des molécules d’eau pour leurs semblables, ce qui a pour effet de réduire au minimum la surface d’eau exposée à l’air. C’est à cet effet que l’on doit la forme sphérique des gouttes d’eau, car la sphère est la forme géométrique qui possède le moins de surface pour un volume donné.
« Mais dans ce cas-ci, il s’agissait d’étudier ce qui se produit quand une goutte d’eau déformée dans un microcanal coalesce avec une autre partie d’elle-même. Notre objectif, c’était de comprendre le phénomène et de le maîtriser de façon à pouvoir contraindre le liquide à stagner à l’endroit précis où il rencontre un réactif dans le dispositif », explique le Pr Gervais.
La modélisation du phénomène, baptisé « autocoalescence » par les chercheurs, s’est basée sur une approche mathématique développée dans les années 1950 pour étudier les écoulements visqueux bidimensionnels possédant des surfaces libres. Le travail a été accompli grâce à des techniques de calcul développées par Samuel Castonguay, étudiant au doctorat en génie physique à Polytechnique sous la direction du Pr Gervais. Pour harmoniser les résultats du modèle et ceux des expériences, l’étudiant s’est rendu à Zurich pour travailler quelques mois dans l’entourage des chercheurs d’IBM.
« Nos modèles nous permettent maintenant non seulement de maîtriser ce nouveau type d’écoulement, mais aussi de programmer très précisément des configurations spatiales et temporelles de signaux chimiques à partir d’une combinaison de réactifs, en minimisant la dispersion et ce, sans que l’utilisateur n’ait à intervenir », souligne le Pr Gervais. « La collaboration entre nos deux équipes donne donc naissance à une nouvelle architecture de tests biochimiques particulièrement flexible et précise, qui permet de préserver la séquence d’utilisation de dizaines de réactifs à la fois lors d’un test. »
Vers des outils mobiles de diagnostic ciblé
L’équipe IBM a aussi démontré que ce type d’architecture pouvait être utilisé pour mesurer des réactions enzymatiques en vue de diagnostiquer diverses maladies (par exemple, les maladies génétiques). Elle a également réalisé une preuve de concept d’amplification d’ADN (une réaction permettant d'obtenir quantités d'une séquence d'ADN spécifique à partir d’un échantillon) à température ambiante. Les opérations de chauffage et de refroidissement de l’échantillon qui requéraient l’intervention d’un préparateur sont ainsi complètement évitées. Une simple goutte d’échantillon est insérée dans le dispositif et l’analyse se fait automatiquement. Cette expérience laisse entrevoir une future utilisation du procédé pour le séquençage de l’ADN de gènes associés à certaines pathologies comme des cancers ou certains virus.
« Nous souhaitons que notre procédé permette aux fabricants de laboratoires sur puce d’atteindre une performance sans précédent en matière de diagnostic, tout en assurant à leurs produits une simplicité de manipulation équivalente à celle d’un test de glycémie actuel », déclare Emmanuel Delamarche.
Enfin, puisqu’il est prévisible que les signaux biochimiques obtenus grâce à ce type de tests puissent être lus par un simple téléphone mobile et retransmis à une banque de données centralisée, ces tests pourraient aussi jouer à l’avenir un rôle important dans la surveillance de la propagation d’épidémies dans certaines régions éloignées des centres médicaux ou encore pour le dépistage de diverses maladies à l’échelle nationale et internationale.
Ces recherches, qui ont fait l'objet d'un article publié dans Nature, ont reçu l’appui du Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) et du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies (FQRNT).

De gauche à droite : Pr Thomas Gervais, directeur du laboratoire de microfluidique pour l’oncologie de Polytechnique Montréal; Samuel Castonguay, étudiant au doctorat en génie physique à Polytechnique sous la direction du Pr Gervais; Emmanuel Delamarche, directeur du groupe de diagnostic de précision d’IBM Research – Zurich. (Photo : Denis Bernier Photographe)
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Article publié dans Nature (en anglais)
Fiche d'expertise du professeur Thomas Gervais
Site du Département de génie physique
Site de la recherche et de l'innovation à Polytechnique Montréal
Site d'IBM Research (en anglais)