
Le Magazine de Polytechnique Montréal
Enseigner une façon de décrire le réel
Portrait de professeure

Pre Sophie Bernard, économiste, Département de mathématiques et de génie industriel
Travailler avec les ingénieurs ? Cela passionne Sophie Bernard ! Cette spécialiste de l’économie circulaire trouve auprès de ses étudiants et de ses collègues à polytechnique une communauté extraordinairement stimulante.
Disciplines complémentaires
« Il y a une affinité particulière entre l’ingénierie et l’économie. D’ailleurs, de grands économistes qui ont marqué l’histoire avaient aussi reçu une formation d’ingénieur, comme Jean Tirole, qui a reçu le prix Nobel d’économie », rappelle la Pre Bernard.
Celle-ci a consacré sa thèse et ses travaux postdoctoraux aux enjeux du marché de la remise à neuf des produits manufacturés. « Je m’intéresse en particulier aux facteurs incitant les entreprises à éco-concevoir leurs produits, tels que leur environnement compétitif, les politiques publiques, la structure du marché, la chaîne de valeur post-consommation, l’étiquetage environnemental, etc. » L’approche du génie permet d’envisager ces questions avec une vision élargie, estime-t-elle.
Il y a 10 ans, à la fin de son année postdoctorale à l’École d’économie de la Sorbonne, à Paris, deux universités souhaitaient engager Mme Bernard : Polytechnique Montréal et l’École des Mines de Paris. C’est Polytechnique qui a eu sa préférence et elle ne l’a jamais regretté.
Loin d’être cloisonnée dans sa discipline comme elle le redoutait lorsque, étudiante, elle envisageait sa vie professionnelle, elle a découvert à Polytechnique un environnement multidisciplinaire qui enrichit sa réflexion sur les problèmes environnementaux. « Un tel environnement demande énormément d’ouverture et de discussion pour nous assurer de bien nous comprendre entre spécialistes de diverses disciplines. Mais nous en tirons un enrichissement réciproque extraordinaire, souligne-t-elle. Et quel atout pour les étudiants que je codirige que de savoir manipuler à la fois les concepts du génie et de l’économie ! »
Sensibilisation à la question des inégalités
La Pre Bernard a développé deux cours à Polytechnique : Enjeux économiques du développement durable en génie et Aspects économiques des flux circulaires, auxquels ses étudiants arrivent motivés et très allumés. « Au début de mes cours, j’annonce à mes étudiants que je vais les emmener dans un univers où prévaut une vision assez conceptuelle de la vie. Mon rôle est de leur fournir les outils qui leur permettront d’analyser leur environnement économique. J’espère qu’ils leur permettront de comprendre les enjeux qui interviennent dans les décisions des entreprises. Et quand eux-mêmes arriveront à des postes décisionnels, qu’ils puissent prendre les décisions les plus compatibles avec le bien-être général de la population. »
Très sensible aux questions d’inégalités sociales, cette chercheuse se préoccupe de la situation des populations qui subissent le plus les conséquences de la pollution à laquelle elles contribuent si peu, de celles qui n’ont pas accès aux ressources rares ou qui manquent de moyens pour les exploiter, ou encore des conditions de vie des travailleurs qui trient les déchets, entre autres. « Les inégalités génèrent des situations géopolitiques inquiétantes, souligne-t-elle. Si on prenait véritablement en compte le sort des gens les plus vulnérables, on gérerait nos ressources autrement et on ferait autre chose avec nos déchets. Je suis optimiste toutefois, car les technologies numériques, si elles sont utilisées à bon escient par les ingénieurs, pourront aider à une meilleure gestion des ressources à l’échelle mondiale, ainsi qu’à une meilleure redistribution des richesses générées. »
Une place pour l’intuition
L’enseignement de la Pre Bernard peut toutefois déconcerter les étudiants en génie, dont la formation laisse habituellement peu de place à l’intuition. « Je crois vraiment que l’intuition est essentielle en économie, autant que la réflexion. »
Bien que les économistes dans les médias ne semblent parfois s’exprimer que par des chiffres, l’économie demeure avant tout une science du comportement, rappelle la professeure. Une science qui produit des résultats dynamiques dans le temps, et parfois non reproductibles. « L’intuition aide à intégrer dans nos décisions les éléments qu’on ne peut mesurer. »
Guérir une certaine myopie
Les recherches que Sophie Bernard mène avec son équipe portent sur des sujets aussi variés que la mode éphémère (fast fashion), la gestion du plastique, l’écotourisme, le mouvement zéro déchet, l’obsolescence programmée, la géopolitique et les politiques de gestion des ressources recyclables pour la transition énergétique.
« Notre but, à nous autres économistes, c’est fondamentalement de comprendre comment les humains, à travers le système économique, utilisent des ressources finies pour combler des besoins infinis, et de pouvoir le raconter, poursuit-elle. Les chiffres ne fournissent qu’un récit très partiel de la réalité. L’objectif de mes travaux et de mon enseignement, c’est de guérir la myopie des promoteurs d’une stratégie unique », estime-t-elle.
Pour illustrer son propos, elle donne l’exemple d’une stratégie de développement économique qui viserait à satisfaire les besoins de 80 % de la population. « Une telle stratégie donnerait a priori l’impression de bien faire, alors qu’en réalité elle ne ferait peut-être que creuser les inégalités en laissant pour compte 20 % de la population déjà vulnérable. »
La Pre Bernard constate avec plaisir que ses étudiants arrivent à ses cours en étant de plus en plus au fait des thématiques abordées, ce qui lui permet d’approfondir plus rapidement les sujets avec eux. « Dans les projets d’équipe, j’adore découvrir les sujets qu’ils ont eux-mêmes choisis, c’est comme si je déballais des cadeaux ! Ce sont souvent des sujets d’actualité qui n’ont pas nécessairement une grande couverture médiatique, mais qui révèlent des enjeux complexes. J’apprécie la façon créative avec laquelle mes étudiants les abordent. »