
Le Magazine de Polytechnique Montréal
Bâtir bien au-delà de sa discipline
Portrait du professeur Carl-Éric Aubin

Le Pr Carl-Éric Aubin, Directeur exécutif et scientifique de l'Insitut TransMedTech
Le Pr Carl-Éric Aubin est une sorte de polyglotte : il maîtrise les langages des ingénieurs, des spécialistes de l’imagerie, des chirurgiens, des cliniciens et des industriels en technologies médicales et sait tous les rallier à ses projets visionnaires de recherche et de construction d’écosystèmes d’innovation en santé.
Un ingénieur passionné par la médecine
Du plus loin qu’il se souvienne, ce fils de médecin a toujours souhaité pouvoir combiner l’ingénierie et les sciences médicales et Polytechnique lui a ouvert l’accès à cette alliance. Après y avoir obtenu un baccalauréat en génie mécanique en 1991, il y a entrepris ses études supérieures en génie biomédical, avec pour mentor le Pr Jean Dansereau. Créateur d’une équipe de recherche interdisciplinaire consacrée à l’étude des déformations de la colonne vertébrale, celui-ci lui a insufflé son esprit pionnier. « Sous sa direction, j’ai travaillé au développement de solutions pour traiter la scoliose chez les enfants, un projet fantastique!, rapporte le Pr Aubin. Grâce à Jean, j’ai aussi été un des premiers étudiants de Polytechnique à faire une thèse en cotutelle. Mon codirecteur étant professeur à l’École nationale supérieure d’arts et métiers à Paris, et j’ai y ai fait trois stages doctoraux réalisés avec un binôme français. Cette expérience a ouvert la voie aux programmes en cotutelle et à la formule du double diplôme instaurés par la suite à Polytechnique. »
Après un séjour postdoctoral à l’Université du Vermont, le jeune chercheur revient à Polytechnique en 1996, où l’attend un poste de professeur. Il reprend le flambeau transmis par Jean Dansereau, qui se consacre désormais à sa nouvelle chaire sur les aides techniques à la posture. S’ouvre alors une grande période d’exploration pour Carl-Éric Aubin : « Mon but était de mieux comprendre la biomécanique des pathologies de la colonne vertébrale et de joindre à mon approche d’ingénieur l’exploitation des outils de 3D et de simulation, alors en plein essor, pour développer des solutions à la scoliose chez les jeunes. »
Un pied à Polytechnique, l’autre au CHU Sainte-Justine
À la même époque, Carl-Éric Aubin poursuit la collaboration avec des orthopédistes du CHU Sainte-Justine démarrée par son prédécesseur. « Ceux avec qui je travaillais alors partageaient ma vision : pour pouvoir innover en santé, il nous fallait mettre à contribution les connaissances et les forces vives de différentes disciplines », se souvient le Pr Aubin, qui s’est ardemment impliqué pour former un groupe interdisciplinaire comprenant des orthopédistes, des biologistes et d’autres scientifiques… Progressivement, prend corps au CHU un véritable axe en santé musculosquelettique, dont la codirection est confiée au Pr Aubin.
En parallèle, à Polytechnique, le Pr Aubin et ses collègues s’emploient à mieux structurer les activités du Groupe de recherche en sciences et technologies biomédicales (GRSTB). L’obtention d’une subvention FONCER du CRSNG y contribue, en permettant au Pr Aubin de mettre sur pied le parcours MEDITIS. Celui-ci complémente la formation de base des étudiants par des aspects transdisciplinaires comprenant des expériences auprès d’entreprises et d’hôpitaux. « Cette approche de la formation a dynamisé les échanges entre professeurs et partenaires au sein du GRSTB et les projets sont devenus plus transversaux », constate le Pr Aubin, qui a bâti sa chaire de recherche du Canada en génie orthopédique avec la même optique de transversalité.
Collaboration fidèle avec Medtronic
À la fin des années 90, le chercheur est approché par Medtronic, un chef de file mondial des technologies de santé. Une collaboration démarre, avec des projets de R et D ponctuels. Rapidement, celle-ci passe à un niveau supérieur. Une chaire industrielle CRSNG est créée et sera par la suite renouvelée deux fois. « Ce partenariat extrêmement fructueux nous a permis de développer des applications pour simuler des interventions chirurgicales pour traiter des pathologies de la colonne vertébrale. Nos modèles s’appuient sur des radiographies de patients et sur la pratique des chirurgiens. Ils permettent d’anticiper les stress exercés sur les implants chirurgicaux et d’optimiser les interventions. »
Force de conviction
Carl-Éric Aubin est également un des principaux artisans de la création du Technopôle en réadaptation pédiatrique, un fleuron du CHU Sainte-Justine. « Au départ, j’avais convaincu la directrice générale adjointe de l’hôpital de revoir un appel d’offres pour l’acquisition de technologies de fabrication en réadaptation pour un seul groupe d’orthésistes. Je lui faisais valoir qu’une telle initiative devrait faire l’objet d’une concertation entre les orthésistes, les chercheurs et les chirurgiens spécialistes de la scoliose. Elle m’a donné carte blanche pour organiser cette concertation. Je suis revenu la voir quelques jours plus tard, cette fois pour proposer que cette concertation soit l’occasion de considérer la réadaptation comme un pôle à part entière et d’évaluer l’ensemble de ses besoins. Là encore, j’ai obtenu son plein appui pour poursuivre la démarche. »
Objectif : innovation
Sous son impulsion, le projet se met rapidement en branle, et des visites dans divers centres hospitaliers canadiens et américains sont organisées pour comparer ce qui existe ailleurs. « Il a fallu quand même une douzaine d‘années pour monter l’équipe interdisciplinaire des chercheurs et obtenir les équipements, les espaces et les ressources nécessaires. »
Avec le renfort de deux anciens du Centre de recherche du Cirque du Soleil, l’équipe de l’infatigable Pr Aubin démarre en outre un centre de développement technologique chargé d’accompagner les projets collaboratifs en réadaptation pédiatrique.
Les premiers résultats de l’équipe du Technopôle lui valent d’obtenir une importante subvention de la Ville de Montréal. S’ajoute peu de temps après un appui majeur des gouvernements fédéral et provincial, soit une trentaine de millions. « Une exigence accompagnait cet appui : l’infrastructure de notre projet devait être complétée en 18 mois! Avec toutes les forces vives du CHU Sainte-Justine, nous avons mis les bouchées doubles pour achever dans les délais la construction, au Centre de réadaptation Marie Enfant, d’un bâtiment de 76 000 pieds carrés. Il a été inauguré en 2019. »
Une idée d’institut unique en son genre
L’aptitude du Pr Aubin à voir au-delà des frontières de sa propre discipline fait germer dans son esprit une autre idée : la création d’un institut d’un genre unique au Canada, voué à la conception des prochaines générations de technologies médicales de diagnostic, de pronostic, d’intervention et de réadaptation pour des maladies complexes, telles que les maladies musculosquelettiques bien sûr, mais aussi les maladies cardiovasculaires et les cancers. Moteur de cet institut, un « laboratoire vivant » réunissant les parties prenantes d’une problématique : chercheurs, cliniciens, soignants, décideurs, industriels, ingénieurs et étudiants, ainsi que des patients et utilisateurs impliqués dès le début dans les projets.
Ce projet reçoit 35,6 millions de dollars du Fonds d’excellence en recherche Apogée Canada en 2016. Ainsi naît l’Institut TransMedTech, créé avec Polytechnique, le CHU Sainte-Justine, l’Université de Montréal, l’Hôpital général juif de Montréal, le CHUM et des chefs de file industriels dans les domaines du génie biomédical et des technologies médicales.
Les professeurs travaillant sous la bannière de l’Institut reçoivent du soutien pour structurer leurs projets d’innovation ainsi qu’un accompagnement au quotidien, voire de l’aide pour démarrer une entreprise. « À la première rencontre que j’ai faite avec mes collègues pour leur expliquer la façon de travailler en mode laboratoire vivant, ils m’ont écouté avec un mélange de respect et de doute, se rappelle le Pr Aubin. Depuis, leurs doutes ont été balayés et ils sont plutôt demandeurs. »
Les réalisations exceptionnelles du Pr Aubin lui ont valu de nombreuses récompenses, dont une des plus prestigieuses au pays : l’élévation au rang d’officier de l’Ordre du Canada, en décembre dernier. « Cette grande fierté rejaillit sur tous ceux avec qui j’ai travaillé, dont mes étudiants. J’ai agi en chef d’orchestre, mais l’œuvre est collective. »
Des orthèses « cools »
Plus de 70 projets ont déjà été réalisés au sein de l’Institut avec des utilisateurs partenaires. « Par exemple, nous réinventons les corsets pour les enfants atteints de scoliose. Certaines anciennes patientes participent au processus de co-conception, s’enthousiasme le Pr Aubin. Les groupes de réflexion avec d’anciennes patientes nous ont fait prendre conscience des difficultés physiques, mais aussi psychologiques, que vivent des préadolescentes obligées de porter ces orthèses 23 heures par jour. Nous collaborons avec des gens en design et en textile pour développer des modèles plus ergonomiques et confortables, plus légers et plus esthétiques. En un mot, plus "cools". Nous y intégrons une fonction connectée afin que l’équipe traitante puisse intervenir rapidement pour ajuster le corset si les données lui indiquent que l’enfant ne le porte pas suffisamment. »

Simulation d'intervention chirurgicale en partenariat avec Medtronic (à g.) et simulation de corset avec fonction connectée (à d.)
Regard vers l’avenir
Le chercheur pressent que les technologies médicales sont en train d’imprimer une empreinte durable dans le concept même de la santé. « L’intelligence artificielle va apporter un niveau de diagnostic et d’assistance très élevé. L’organisation des soins sera différente. Le citoyen, beaucoup plus informé et outillé, sera davantage porté à gérer sa santé plutôt que juste sa maladie. »