
Le Magazine de Polytechnique Montréal
Les constructeurs de l’avenir quantique
Grand dossier
Au Département de génie physique de Polytechnique, des chercheurs agissent comme de véritables dompteurs de particules dans l’arène quantique. Ils mènent des projets visant à contrôler le comportement des photons et des électrons en vue de réaliser des dispositifs innovants. Plusieurs de ces chercheurs nous parlent ici des objectifs de leurs travaux, nous offrant par cette occasion une vertigineuse plongée dans cet univers quantique aussi fascinant que déroutant.
Vers la prochaine révolution technologique
« La physique quantique ? Elle est partout dans notre quotidien ! Elle a servi de base à toutes les grandes technologies que nous utilisons aujourd’hui : le transistor, la puce informatique, mais aussi les lasers, le GPS, l’imagerie par résonance magnétique, les lampes DEL, les cellules solaires, et bien d’autres encore… Ces applications sont nées grâce à la compréhension des lois de la mécanique quantique, qui a notamment permis la miniaturisation de dispositifs », rappelle le Pr Oussama Moutanabbir, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les semi-conducteurs nanométriques et quantiques.
« Aujourd’hui, nous visons à aller beaucoup plus loin, en exploitant certaines propriétés de la matière à l’échelle atomique et subatomique afin de contrôler des phénomènes subtils, dans le but de les exploiter dans des dispositifs destinés à diverses applications. La physique quantique devient alors un pilier incontournable de l’innovation technologique, on peut parler d’une deuxième révolution quantique. Elle promet des avancées majeures dans plusieurs secteurs socio-économiques », poursuit le professeur.
Ces recherches font entrer le monde dans une nouvelle ère, celle des « technologies quantiques 2.0 ». Les enjeux technologiques et économiques sont tels que les puissances comme les États-Unis, la Chine ou l’Union européenne, mais aussi les géants de l’industrie comme Google, Microsoft et Intel, injectent massivement des fonds dans ces développements.
L’ordinateur quantique est souvent vu comme le graal de la recherche quantique, et le dévoilement par IBM au début de l’année de l’IBM Q System One, présenté comme le tout premier calculateur quantique à usage commercial, a été annoncé comme une étape décisive dans cette course mondiale. Mais c’est réellement toute une nouvelle génération d’applications qui viendra bouleverser profondément des domaines critiques tels que les communications et la cryptographie, la simulation, le calcul, les capteurs, l’imagerie, l’énergie ou la métrologie.
À Polytechnique, les professeurs actifs dans ces domaines travaillent à l’interface de la recherche fondamentale et du génie. Leurs expertises combinées en photonique, en électronique, en science des matériaux, en nanofabrication, ou encore en énergie, leur permettent de combler plus aisément le fossé séparant la physique quantique de ces applications industrielles. Ces artisans de la prochaine révolution technologique développent des dispositifs et des procédés innovateurs qui pourront faire progresser la science fondamentale ainsi que la conception de solutions technologiques à grand potentiel. Ces chercheurs ne manquent pas de souligner qu’ils disposent aussi d’une ressource exceptionnelle : le bassin d’étudiants talentueux qui est la plus grande valeur du Département de génie physique, au-delà même de ses installations de pointe.
Contrôler de mystérieuses propriétés
Ces chercheurs ingénieurs s’intéressent aux moyens d’exploiter certains comportements de la matière à l’échelle atomique et subatomique, et notamment :
- La superposition : la particule (molécule, atome, photon ou électron) peut se trouver en plusieurs endroits à la fois et dans une superposition de plusieurs états d’énergie différents (imaginez que vous jouez à pile ou face : en physique quantique, avant que la mesure ne soit faite, la pièce pourrait être à la fois dans l’état pile et dans l’état face). Ce phénomène implique que, dans un système quantique, la description physique de la position et de l’état de la particule repose sur des probabilités.
- L’intrication : des particules soigneusement préparées demeurent mystérieusement connectées après qu’elles sont séparées, de telle sorte que la mesure de leur état montre des corrélations instantanées. La mesure d’une propriété faite sur l’une des particules permet de prédire la valeur de la même propriété sur l’autre, peu importe la distance entre elles.
C’est en contrôlant la superposition et l’intrication que les chercheurs peuvent manipuler les particules pour y encoder et transmettre des informations. C’est ici qu’entrent en jeu les qubits. Alors que dans un système classique, le support élémentaire d’information, le bit, ne peut prendre qu’un seul état parmi deux, représentés par deux valeurs (soit 0, soit 1), dans un système quantique, le qubit est capable d’être aux valeurs 0, 1, ou en une superposition des deux. Cette faculté de traiter tous les états possibles en même temps, donc de faire simultanément plusieurs calculs, explique la puissance de calcul d’un ordinateur quantique, puissance qui double à chaque fois qu’on ajoute un qubit.
« Il existe un obstacle majeur à la transmission d’information quantique, c’est l’instabilité des qubits. En raison d’un phénomène appelé ‘‘décohérence quantique”, la superposition d’états s’effondre dès qu’il y a une perturbation », explique Oussama Moutanabbir. « Le simple fait de lire un état de qubit a pour conséquence de détruire sa superposition et donc de détruire l’information. Les qubits actuels ont une durée de vie trop courte pour faire des calculs intéressants. Le défi est donc de retarder le plus longtemps possible la décohérence. »
Des semi-conducteurs isotopiques aux propriétés réglables

Au sein de son Laboratoire de semi-conducteurs nanométriques et quantiques, le Pr Moutanabbir mène avec son équipe des projets de développement de nouveaux semi-conducteurs destinés à diverses applications en nanoélectronique, en optoélectronique, en information quantique, ou encore en énergie propre.
« Nous manipulons les propriétés physiques et électroniques de semi-conducteurs en contrôlant leur structure atomique. Nous avons établi une installation unique au monde, capable de contrôler la distribution des isotopes dans des structures quantiques à base de silicium (Si) et de germanium (Ge). La différence dans les propriétés des isotopes stables nous permet de manipuler le comportement des phonons et des spins. Cette installation de croissance épitaxiale nous offre de nouveaux degrés de liberté pour concevoir et fabriquer des dispositifs innovateurs où le transport de la chaleur et du spin peut être combiné avec le comportement des photons et des charges. Grâce à cela, il sera possible de créer de nouvelles plateformes pour manipuler, transférer et recevoir l’information en utilisant des processus quantiques », explique-t-il.
Certains des projets de son équipe, menés en collaboration avec le Pr Sébastien Francoeur, sont consacrés aux points quantiques, sortes de « cages à particules » qui confinent leur mouvement dans une direction, modifiant les propriétés électroniques d’un matériau. Pour obtenir ces points quantiques, l’équipe met notamment au point des systèmes où les spins nucléaires des isotopes 29Si et 73Ge sont éliminés durant le processus de fabrication des semi-conducteurs. Ainsi modifiées, ces structures permettront de limiter les pertes de cohérence des qubits. « Ces systèmes peuvent être ainsi utilisés à la conception de circuits optimaux de transport et de manipulation de l’information quantique », indique le Pr Moutanabbir.
Information inviolable codée sur la lumière

La transmission de données cryptées absolument sécurisées, indépendamment des ressources technologiques des pirates, c’est le rêve de beaucoup de services, dont les institutions bancaires. « La solution s’annonce avec la cryptographie quantique, qui exploite une propriété quantique du photon : si on le détecte et on le mesure, on le perturbe. L’information qu’il transporte est altérée. De plus, cette altération indique au destinataire que le contenu a été compromis », mentionne le Pr Nicolas Godbout, directeur du Laboratoire de fibres optiques et l’un des membres fondateurs de l’Institut transdisciplinaire d’information quantique (INTRIQ).
Cette technologie commence à être commercialisée, mais elle a encore des limites, explique le Pr Godbout : « Pour le moment, la portée d’émission demeure assez courte, quelques centaines de kilomètres au plus, car la transmission sur de longues distances entraîne une perte de photons. »
Ce chercheur, qui a développé de nouveaux protocoles de communication quantique, s’intéresse actuellement au développement de sources stables de photons intriqués, qui seraient aussi simples à manipuler qu’un laser. « Les sources intégrées de photons intriqués, qui permettent une transmission instantanée et inviolable, jouent un rôle primordial dans le développement des futures technologies quantiques de communication. On peut, par exemple, s’attendre à l’avenir à l’existence d’un Internet quantique, complémentaire à l’Internet actuel, et hautement sécurisé. »
Lasers à polaritons

Au laboratoire de sa Chaire de recherche du Canada en photonique hybride et moléculaire, le Pr Stéphane Kéna-Cohen développe avec son équipe une panoplie de dispositifs pour des applications en télécommunications, en éclairage, en énergie et en métrologie. Certains de ces dispositifs construits à base de matériaux moléculaires exploitent des propriétés quantiques permettant de produire des outils de mesure d’une extrême précision ou des capteurs hautement sensibles.
« Nous avons récemment fabriqué des détecteurs de lumière infrarouge à base de matériaux organiques, dont le fonctionnement repose sur une superposition quantique. Les matériaux que nous avons utilisés sont beaucoup moins coûteux que les semi-conducteurs traditionnels, mais ils ne fonctionnent normalement pas dans l’infrarouge. Notre approche permet de modifier leurs propriétés optiques sans changer le matériau. »
L’équipe du Pr Kéna-Cohen est la première au monde à avoir développé un laser à polaritons (des états qui sont dans une superposition quantique d’électron et de photon). Et c’est notamment en créant des polaritons que cette équipe, en collaboration avec celle de l’Institut de nanotechnologie du Conseil national de recherche italien à Lecce, s’est récemment distinguée sur la scène scientifique internationale en parvenant à transformer la lumière en superfluide à température ambiante.
Pour réaliser cet exploit, ces chercheurs ont fabriqué des polaritons dans un film ultramince de molécules organiques disposé entre deux miroirs hautement réfléchissants. Plutôt que de se diffuser comme une onde lorsqu’elle rencontre une imperfection dans l’échantillon, la lumière s’écoule comme un liquide quantique superfluide, c’est-à-dire avec une viscosité nulle. Le résultat pourrait engendrer des innovations telles que des ordinateurs optiques, ou encore des simulateurs quantiques fonctionnant à température ambiante.
Dialogue entre photons et électrons

Les électrons, de même que les photons, possèdent une propriété quantique fondamentale, le spin, représenté par un perpétuel tournoiement et comparable à une aiguille de boussole miniature qui ne peut s’orienter que dans deux directions opposées. Préparé dans une superposition de ces deux états, le spin devient une manifestation physique naturelle d’un qubit à l’échelle nanométrique. Il permet d’exprimer les comportements quantiques les plus convoités, dont l’intrication. Cependant, l’utilisation de ce type de qubit pose des défis énormes à cause des phénomènes de décohérence.
Alors que les spins de deux électrons interagissent fortement et permettent de réaliser les portes logiques nécessaires à l’opération d’un ordinateur quantique, les spins des photons interagissent peu ou pas. Ils conviennent donc pour transporter l’information quantique sur de grandes distances à la vitesse de la lumière. L’alliance des spins de l’électron et du photon ouvre l’imagination à des applications comme un Internet entièrement quantique.
Le Pr Sébastien Francoeur optimise la conversion d’information entre le spin d’un électron et celui d’un photon, et vice-versa. « D’une certaine façon, nos travaux consistent à faire communiquer les électrons et photons entre eux, de façon à ce qu’ils s’échangent l’information de spin le plus rapidement et efficacement possible, à l’abri de toute erreur de traduction. »
Du magnétisme pour gérer les « boussoles » quantiques

Le Pr David Ménard est un expert du magnétisme et des phénomènes de résonance magnétique. Son intérêt pour l’étude et le contrôle du spin dans les matériaux ferromagnétiques et les nanostructures l’a conduit à poursuivre le dialogue entre photons et électrons, particulièrement dans le domaine des hyperfréquences. Aussi appelées micro-ondes, ces fréquences sont largement utilisées pour les communications téléphoniques sans fil ou avec l’Internet.
Le Pr Ménard utilise notamment une technique au nom curieux, la « magnonique », qui pourrait permettre de miniaturiser les processeurs (c’est un des enjeux de l’informatique quantique; par exemple, le tout récent IBM Q System One a la taille d’un minibus).
« À la fin des années 90, les scientifiques ont commencé à exploiter le spin de l’électron dans des dispositifs électroniques, notamment dans les lecteurs des disques durs des ordinateurs, un domaine appelé la spintronique. La magnonique a émergé à la suite », précise le Pr Ménard.
Un dispositif magnonique consiste à utiliser un matériau aimanté pour changer de proche en proche l’orientation des spins d’un alignement d’électrons. Ainsi se forme une onde de spins qui peut, comme toute onde, transmettre de l’information en se propageant.
« L’objectif d’un tel dispositif est de convertir un signal physique entrant en une onde de spin, de manipuler l’information ainsi convertie, puis de la reconvertir en un signal à la sortie. Un de mes axes de recherche concerne l’étude et la manipulation des ondes de spins dans les matériaux magnétiques, notamment des réseaux de nanofils ferromagnétiques, aussi appelés cristaux magnoniques. Avec ce type de matériau, on peut convertir l’information transportée par les photons en signal électrique ou faire l’inverse. »
Ce passage de l’information quantique de la lumière à la matière ouvre la voie à de futures percées scientifiques qui profiteraient entre autres aux télécommunications et à l’informatique. « Il y a encore beaucoup d’étapes à franchir, mais les avancées dans le domaine quantique vont plus vite qu’on ne le pense. Lorsque j’ai commencé à Polytechnique au début des années 2000, l’informatique quantique était vue pratiquement comme de la science-fiction ! Aujourd’hui, on enseigne les notions d’intrication et de signaux quantiques aux étudiants au baccalauréat », rapelle David Ménard.
Avancées dans les territoires inexplorés de la lumière

La lumière livrera-t-elle bientôt tous ses secrets, en particulier ceux de ses interactions avec la matière ? L’équipe de la Chaire de recherche du Canada en photonique quantique et ultra-rapide dirigée par le Pr Denis Seletskiy se consacre en tout cas à les explorer. Elle réalise une caractérisation complète des états quantiques de la lumière sur des échelles de temps très courtes, puis utilise cette lumière pour étudier les propriétés dynamiques des matériaux intrinsèquement quantiques.

Une des priorités de son équipe est d’élucider l’interaction dynamique de la lumière et de la matière quantiques, à leurs échelles de temps naturelles, qui couvrent généralement des fréquences allant du térahertz au moyen infrarouge. « Une telle approche temporelle s’inscrit dans un territoire inexploré où les outils classiques et les approches théoriques ne sont pas applicables. Nous devons donc, navec nos collaborateurs de l’Université de Constance, en Allemagne, développer de nouveaux concepts et approches, tant expérimentaux que théoriques. Je dirais qu’en tant que pionniers de la mesure dans le domaine temporel quantique nous avons une route merveilleusement difficile devant nous, jonchée de défis scientifiques passionnants ! »
Un autre défi de l’équipe du Pr Seletskiy, propre aux défricheurs d’un domaine d’avant-garde en recherche, c’est la petite taille du bassin de collaborateurs potentiels ainsi que du groupe d’investisseurs qui connaissent les concepts en question. « C’est aussi un aspect très stimulant de notre mission : parvenir à communiquer sur ce que nous faisons », conclut le professeur.
