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Polytechnique donne des ailes aux projets de l’industrie aérospatiale

Par Mario Masson
15 mai 2016 - Source : Magazine Poly  | VersionPDFdisponible (Printemps 2016)

Depuis 1984, le nombre d’emplois dans le secteur aérospatial montréalais, est passé, selon les statistiques établies par le CAMAQ, le Comité sectoriel de main-d’œuvre en aérospatiale du Québec, de 22 000 à plus de 40 000. et ce, malgré les événements dramatiques qui ont affecté l’industrie aérienne durant cette période, tels que les deux guerres du golfe persique, la crise du SRAS, deux crises financières majeures et les actes terroristes du 11 septembre 2001 aux États-Unis.

Polytechnique, par la pertinence et la diversité de ses activités de recherche comme par sa formation de pointe, contribue depuis une quarantaine d’années à faire de Montréal une importante plaque tournante du secteur aérospatial mondial. Des acteurs du domaine nous offrent ici un éclairage exclusif sur quelques-uns des très nombreux projets réalisés par les équipes de Polytechnique.

Commande de systèmes pour stabiliser les objets volants

Ingénieur diplômé d’ISAE-SUPAERO, l’une des meilleures écoles d’aéronautique et d’espace en Europe, David Saussié est devenu professeur adjoint au Département de génie électrique de Polytechnique Montréal après son doctorat réalisé en cotutelle à Polytechnique et ISAE-SUPAERO. Dans ses cartons, plusieurs axes de recherche, mais il y en a un qui retient davantage l’attention, car il est essentiel à tous les autres : la commande des systèmes aéronautiques et spatiaux pour les avions, les hélicoptères et même les lanceurs de satellites, comme la fusée Ariane. Il y a aussi les drones, dont on parle de plus en plus.

La commande des systèmes est à la base de tout; c’est ce qui permet à un avion ou à un drone d’assurer sa stabilité et sa performance en vol. David Saussié donne l’exemple du pendule inverse. « Prenez un balai et essayez de le tenir à la verticale sur le bout de votre doigt. Votre main est en constant mouvement pour assurer qu’il ne tombe pas. Vous le stabilisez. C’est cela qui m’intéresse : assurer la stabilisation des objets volants, donc leur stabilité pendant le vol. D’ailleurs, ce problème de balai sur la main se rapproche complètement de la stabilisation d’un lanceur spatial le long de sa trajectoire. »

Cette stabilité est encore plus importante quand il n’y a pas de pilote à bord, comme c’est le cas avec un drone. Tant qu’il y a un opérateur pour assurer le vol du drone  avec sa console mobile de téléguidage, les choses se passent correctement. Mais dès lors qu’on lui demande des tâches supplémentaires, ça se complique. Par exemple, survoler une municipalité et prendre des photos en même temps. Pour libérer l’opérateur, David Saussié travaille sur des systèmes de contrôle plus sophistiqués, de manière à améliorer les performances et la robustesse des lois de commande face aux incertitudes. Pour cela, il faut des algorithmes plus performants. « Pour ajuster ces algorithmes, il faut analyser les systèmes concernés sous un angle mathématique, en particulier les modéliser et les simuler. On n’a pas tout le temps le loisir d’utiliser de vrais avions ou de vrais drones, n’est-ce pas? »

David Saussié est en train de monter le Laboratoire de robotique mobile et des systèmes autonomes. Son objectif : développer l’autonomie des systèmes automatisés, en particulier ceux capables d’évoluer dans des environnements partagés avec des humains. Il est coresponsable de ce laboratoire avec les Prs Richard Gourdeau, spécialiste des commandes appliquées à la robotique et l’automation, et Jérôme Le Ny.

Les systèmes intelligents aiguisent leurs sens

Avant de se joindre au Département de génie électrique à Polytechnique, le Pr Jérôme Le Ny était chercheur post-doctorant en robotique et en systèmes embarqués à l’Université de Pennsylvanie. Auparavant, il avait réalisé son doctorat au MIT, en génie aérospatial.

Ses recherches portent sur la théorie de la commande avec des applications destinées aux systèmes autonomes et à la robotique, aux systèmes de commande complexes, embarqués et distribués, et au transport aérien. Et bien sûr, à la technologie et à l’utilisation des drones. Jérôme Le Ny définit son travail de la façon suivante : « Je veux développer des systèmes automatiques capables de percevoir et d’analyser les environnements dans lesquels ils évoluent, de telle sorte qu’ils puissent prendre des décisions intelligentes en temps réel. »

Le défi est de produire des systèmes automatiques robustes, adaptables à des conditions de vol en constant changement, qui pourront assurer la sécurité des appareils en tout temps. Pour y parvenir, il faut une instrumentation de plus en plus sophistiquée, grâce à la multiplication de capteurs spécialisés qui permettront aux drones de voir où ils se trouvent dans l’espace et d’analyser dans quel environnement ils évoluent.

Dans ce domaine, tout revient à la qualité et à la pertinence de la prise de décision.  « C’est le principe de la robotique mobile, dit le Pr Le Ny. Avec un drone, ou encore une voiture autonome, tout revient à la prise de décision. Dans les deux cas, il n’y a pas de pilote, donc la décision doit se prendre de manière automatique. Voilà pourquoi il faut monter plus haut dans la hiérarchie des algorithmes. C’est la seule manière de pousser l’autonomie des plateformes. Par exemple, nous concevons des algorithmes qui permettraient à des groupes de robots mobiles d’effectuer des missions critiques, de manière sûre, en coopérant entre eux et avec les opérateurs humains. » Ainsi, un seul opérateur pourrait gérer l’utilisation d’une flotte de drones, chacun faisant agissant individuellement, alors que l’humain n’aurait à intervenir qu’en cas de difficultés. Ces flottes serviraient à surveiller les récoltes, ou les forêts en cas de canicule, ou encore à livrer un exemplaire du magazine Poly à domicile, un peu comme espère le faire l’entreprise américaine Amazon avec ses produits.

De fait, les recherches de Jérôme Le Ny et de David Saussié seront utiles pour tout ce qui se déplace sur terre ou dans les airs. C’est pour cette raison qu’Enrick Laflamme les a approchés.

Drone-hélicoptère sans pilote pour rendre des services civils

Chez Laflamme Ingénierie, on fabrique de tout. Basé à Saint-Joseph-de-Coleraine, dans la région de Thetford, au Québec, ce concepteur d’outillages et d’équipements faits sur mesure pour l’industrie aéronautique a aussi développé une expertise dans le domaine des hélicoptères, avec son LAF-01. C’est de là qu’est venue à son président, Enrick Laflamme, l’idée d’un drone qui serait dans la pratique un hélicoptère sans pilote. Il en a tout à fait le style! Ce drone n’est pas petit. Avec ses 300 kg, ce nouvel appareil, baptisé LX300, deviendrait l’un des plus gros drones à vocation civile à être commercialisé à l’échelle mondiale.

Les autres partenaires impliqués dans ce projet sont NGC Aérospatiale, Roy Aéronef, Avionique Simulation, et Sinters America. Ils s’occupent respectivement du système de guidage, navigation et commande de l’appareil, du simulateur haute-définition et d’un ordinateur embarqué spécialisé. À ce groupe d’entreprises s’ajoutent l’École de technologie supérieure et Polytechnique Montréal, et plus particulièrement l’équipe de David Saussié. « Son apport est d’une importance fondamentale pour le contrôle des lois de commandes simples et efficaces », déclare Enrick Laflamme. L’échéancier, d’une durée de deux ans et demi, se conclura par des vols de démonstration en 2017. Ce projet, s’il parvient parvient à terme, porte en lui des applications multiples : un drone-hélicoptère sans pilote et qui peut transporter une charge utile de près de 100 kg pourrait faire des merveilles dans des domaines aussi différents que la prospection minière, la surveillance du territoire, la recherche et le sauvetage. Et Enrick Laflamme envisage d’autres utilisations surprenantes. « Avec des capteurs spécifiques, on pourrait cartographier des vignobles pour identifier des problèmes d’insectes, par exemple, et planifier des épandages de pesticide localisés, toujours avec le même drone. » Budget : 2,3 M$, dont une partie provient du CARIC, le Consortium en aérospatiale pour la recherche et l’innovation au Canada.

De l’idée au succès commercial : un processus soutenu par le CRIAQ et le CARIC

De l’idée au succès commercial : un processus soutenu par le CRIAQ et le CARIC Lorsqu’on se penche sur les chiffres, on se rend compte de l’importance stratégique de l’aéronautique et de l’aérospatiale au Canada, et particulièrement au Québec. « Plus de 70 % de la recherche et du développement en aéronautique et en aérospatiale au Canada se fait dans la grande région de Montréal », précise Denis Faubert, président-directeur général du Consortium de recherche et d’innovation en aérospatiale au Québec, le CRIAQ, et de son volet canadien, le CARIC. « En 2014, Bombardier était le premier au Canada dans le domaine, Pratt & Whitney Canada suivait, de loin, au 5e rang. »

L’industrie aérospatiale québécoise représente près de 55 % des effectifs et 50 % des ventes du secteur aérospatial canadien. Au chapitre de l’emploi, le Québec se classe au 6e rang des pays occidentaux, derrière les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne et l’Espagne.

Au fil du temps, il s’est créé des alliances solides entre le monde universitaire et l’industrie. Ces alliances doivent être cultivées. Le rôle du CRIAQ, et maintenant aussi du CARIC, est d’encourager les idées ambitieuses à devenir des succès d’entreprise, de pousser les concepts le plus loin possible, puis de les encadrer jusqu’à leur maturité. C’est par ce processus que le Québec continuera à ouvrir la voie aux innovations, et donc à se démarquer de la concurrence. Polytechnique Montréal joue un rôle de premier plan dans cet objectif, témoigne M. Faubert. « Elle forme un trait d’union majeur entre l’industrie, les professeurs-chercheurs et les étudiants, qui sont la relève. »

Depuis 2002, le CRIAQ et ses partenaires ont investi 16,9 M$ dans 68 projets, allant des réseaux avioniques, aux contrôles de systèmes, en passant par les procédés d’assemblage, les matériaux composites, ou encore les revêtements hydrophobes, comme ceux sur lesquels travaille Jolanta E. Klemberg-Sapieha.

Quand la glace n’a pas sa place

Jolanta E. Klemberg-Sapieha, professeure agrégée au Département de génie physique, a un compte à régler avec la glace… et où mieux qu’au Québec, et au Canada, pour lui livrer bataille ? La glace cause des problèmes aux transporteurs aériens de la planète depuis toujours. Elle alourdit les appareils qu’il faut alors déglacer. Ne pas le faire peut s’avérer catastrophique en matière de sécurité pour les voyageurs et le personnel naviguant. On utilise alors les éléments chauffants de l’avion, ce qui prend du temps et consomme beaucoup d’énergie, ou encore on utilise des liquides déglaçants comme le glycol mélangé à de l’eau chaude.

D’où l’idée de travailler sur des revêtements hydrophobes qui réduiraient l’adhésion de la glace sur le fuselage ou les moteurs. Voilà l’essence même du projet PHOBIC2ICE auquel participe la Pre Klemberg-Sapieha. Ce groupe de recherche international est constitué de quatre partenaires européens provenant d’Allemagne, d’Espagne et de Pologne, dont Airbus, et de cinq partenaires canadiens, avec Pratt & Whitney Canada, Plasmionique et Dema Aeronautics, du côté industriel, ainsi que Concordia et Polytechnique du côté universitaire. « C’est un projet international
très prestigieux qui pourra aider les chercheurs à trouver des solutions à un problème récurrent », croit la chercheuse. Le projet se concentre sur l’avancement des connaissances fondamentales sur les phénomènes glaciophobes pour aider à créer des revêtements hydrophobes efficaces qui repoussent l’eau et la glace.

Jolanta E. Klemberg-Sapieha mise sur l’expertise développée avec le Pr Ludvik Martinu au Laboratoire des revêtements fonctionnels et d’ingénierie des surfaces, le LaRFIS. Leur recherche est axée sur le contrôle de la croissance des couches minces multifonctionnelles et sur l’ingénierie de surface. Grâce à une nouvelle génération de technologies du vide non polluantes pour faire la synthèse de matériaux de revêtement nanostructurés et de systèmes de revêtement, elle en apprend davantage sur l’utilisation du plasma sous faible pression, ainsi que sur les interactions entre le plasma et la surface à l’échelle nanométrique. Ensuite, le défi résidera dans l’assemblage des atomes et des molécules de la surface hydrophobe, de manière à ce que l’eau ou la glace se dépose sur des poches d’air et glisse, sans s’incruster, le long de la structure, une aile d’avion par exemple.

Selon Jolanta E. Klemberg-Sapieha, « ces technologies pourraient être utilisées dans différents secteurs d’importance pour le Canada, notamment l’optique, la photonique, les couches de protection pour le verre architectural, l’aérospatiale, ou encore l’exploration de l’espace orbital ». Si la découverte du revêtement miracle pour contrer la glace sur les avions n’est pas encore arrivée, le laboratoire de Jolanta E. Klemberg-Sapieha et de Ludvik Martinu est en train de former une nouvelle génération d’ingénieurs et de chercheurs qui y parviendront bientôt.Une formation doctorale

Au coeur de l’univers des couches minces

Jacques Lengaigne est une boule d’énergie. À tout juste 25 ans, il a réalisé un passage accéléré au doctorat. « Quitte à étudier, c’est plus facile ainsi, déclare-t-il, et ça me donne plus de temps pour explorer. » Ce qu’il fait en participant activement au fonctionnement du LaRFIS.

Dans ce laboratoire de pointe sont développées de nouvelles techniques de fabrication et de nouveaux matériaux pour des systèmes de couches minces et de revêtements, avec des propriétés optiques, optoélectroniques, micro et nano-mécaniques. Le défi, c’est de contrôler la croissance de ces couches minces sur différentes surfaces et d’en faire des revêtements qui vont durer. Comme dans les verres sans reflets. Ou encore sur les ailes et les moteurs d’avion, pour fournir un revêtement qui ferait glisser l’eau ou la glace, au lieu qu’elles ne collent à la surface. Pour Jacques Lengaigne, ce laboratoire qui accueille 25 personnes est un formidable terrain d’apprentissage pour tout l’aspect pratique du travail d’équipe et de la gestion. Un énorme avantage quand l’on vise comme lui à se tailler une place dans l’industrie par la suite.

En plus d’avoir une vision d’ensemble de la recherche, Jacques Lengaigne peut travailler en même temps à son propre projet sous la direction de la Pre Klemberg-Sapieha : la prévention de la formation de la glace sur les avions. « Le problème n’est pas nouveau, dit-il, mais le défi, c’est de le résoudre avec les matériaux utilisés par l’industrie aéronautique. Pour cela, il faut comprendre le phénomène dans sa totalité. » Ensuite, il pourra travailler sur des revêtements hydrophobes qui repoussent l’eau et la glace.

Fenêtre sur l’industrie

Jean-François Viau doit se pincer tous les matins quand il se rend au travail, car il a un emploi fantastique. Il est chef de section en design conceptuel et en conception avancée chez Bombardier. Autrement dit, il conçoit des avions. Jean-François Viau et son équipe élaborent les premiers concepts et déterminent les paramètres à respecter; puis ils réalisent les études préliminaires quant à la forme et la configuration de l’appareil. Pour ce faire, ils doivent se tenir au courant de toute la recherche qui existe, nouveaux matériaux, alliages, systèmes de commande… La liste est longue.

Enfin, quand la réflexion sur l’avion est assez avancée, le projet s’engage dans une évolution structurée qui pourrait mener au lancement possible d’un nouvel avion. Il se retrouvera alors entre les mains de milliers d’ingénieurs dont la tâche sera de donner forme à un concept, et donc de transformer une vue de l’esprit en objet volant. Encore aujourd’hui, Jean-François Viau s’arrête pour regarder un avion décoller ou atterrir. « C’est magique ! »

Depuis 15 ans maintenant, il retourne à Polytechnique comme chargé de cours pour partager sa passion avec la nouvelle cohorte d’étudiants qui entament leur cours d’ingénierie. Il leur offre une initiation à l’aéronautique comme il s’en donne peu : de l’intérieur. Il leur donne un avant-gout de la carrière qui les attend s’ils décident de l’embrasser, comme il l’a fait lui-même. Pour lui, la présence de l’industrie entre les murs de Polytechnique permet ce qu’il appelle « le savant mélange de l’académique et du pratique ». Il ajoute que Polytechnique est l’un des catalyseurs qui permettent la synergie entre tous les acteurs formant le monde complexe de l’aéronautique contemporaine.

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